22 mars 2023 : Conférence de Carême de Monseigneur Pascal Wintzer

Le combat spirituel

Le combat spirituel chrétien est un combat dans lequel toute la personne est engagée ; ce n’est pas un combat en soi-même d’une partie de soi-même contre une autre, par exemple de l’esprit contre le corps ; ce n’est pas un combat contre soi-même, comme s’il s’agissait de se détruire ; c’est un combat pour soi, un combat pour plus d’existence, pour plus de vie.

Le combat spirituel est un combat pour notre humanisation, et celle-ci ne peut consister que dans un être plus, dans un être avec Dieu et pour Dieu.

Comme l’écrit saint Paul, il faut que grandisse en nous l’homme nouveau.

  • L’enjeu du combat : se convertir à soi-même

Se convertir, ce n’est pas changer ce que l’on est, mais c’est vivre mieux, et c’est donc prendre davantage conscience de son identité profonde.

L’appel à la conversion du Carême nous met en garde : nous avons tous tendance à oublier notre identité profonde, pour nous contenter de vivre à la surface.

Même si l’on a porté un masque le mardi‑gras et pendant le carnaval, le Carême est ce moment où nous acceptons de tomber le masque, et de vivre avec son vrai visage.

Même si le carnaval n’est pas une habitude poitevine, vivre masqué, vivre en fonction des apparences, de l’opinion, et de l’image de soi, c’est le risque que nous courrons tous.

Se convertir, ce n’est donc pas changer, ce n’est pas devenir différent, c’est devenir soi‑même, et cela, parce que l’on est heureux d’être ce que l’on est.

Pour autant, le carême, la foi, ne sont pas seulement une bonne méthode psychologique.

Aujourd’hui, les livres et les méthodes abondent qui prônent le développement personnel.

L’estime de soi – qui n’est pas une chose si facile – est à la mode dans la psychologie.

Et ce n’est pas honteux que le christianisme puisse, pour sa part, être un chemin qui aide à se trouver, qui aide à être en harmonie avec soi, et par conséquent, à être en harmonie avec les autres.

Jésus nous demande d’aimer son prochain comme soi-même.

Pourtant, on ne peut pas s’arrêter là, ou plus précisément, il faut aller jusqu’au bout du « soi ».

Certes, le Carême nous appelle à nous convertir, pour que nous devenions vraiment ce que nous sommes, mais le Carême nous révèle surtout, que cette découverte de soi n’est juste que si elle se vit dans la relation avec Dieu.

Qui sommes-nous ? Des enfants de Dieu.

Être baptisés et confirmés, vivre son baptême et sa confirmation, c’est toujours davantage devenir fils et filles du Père.

Ce n’est qu’en vivant cette relation, en la vivant mieux, que nous pouvons devenir ce que nous sommes, et donc être en paix avec nous‑même.

Mais là où l’alliance est blessée, voire supprimée, l’homme et le monde se perdent, marchent vers leur destruction.

Or, c’est cela la tentation que Jésus va rencontrer, et de laquelle il va triompher.

Alors qu’à son baptême, le Père a dit à Jésus : « tu es mon Fils bien‑aimé ».

Le diable va vouloir conduire Jésus à n’exister que par lui-même, à exister tout seul.

A travers chaque tentation, le diable cherche à rompre la relation entre Jésus et son Père : « si tu es le Fils de Dieu », lui dit Satan, et bien, change une pierre en pain, devient maître de tous les royaumes, et enfin, demande à ce que les anges se prosternent devant toi.

Autrement dit, agis par toi‑même, comporte‑toi en Fils de Dieu, mais en te passant de ton Père !

A chaque fois, Jésus refuse ces tentations, à chaque fois il renvoie à la Parole de la Bible, à la parole de son Père.

Cette tentation est celle de chacune de nos vies : ne vouloir exister que par soi‑même, être le seul auteur de sa propre vie.

Pour autant, nous savons que nous n’existons pas par nous-mêmes.

Tous, nous naissons de nos parents, mais aussi de notre culture, de notre histoire.

N’exister que par soi‑même, ne rien devoir qu’à soi-même, c’est vouloir être tout‑puissant, vouloir être comme Dieu.

« Vous serez comme des dieux », disait déjà le serpent de la Genèse à Adam et Eve.

L’appel à la conversion veut nous rappeler que si nous sommes des hommes et des femmes, nous ne le sommes que dans la mesure où nous acceptons de recevoir des autres, tout comme nous acceptons de donner aux autres.

Et nous ne sommes ce que nous sommes que dans la mesure où nous vivons en alliance avec le Père, une alliance qui n’est pas un asservissement, mais une alliance qui est une « Bonne Nouvelle ».

  • Le moyen du combat : l’ascèse contre l’acédie

Je viens d’employer deux mots qui appartiennent à la grande tradition chrétienne, et qui pourtant, sont, ou bien ignorés, ou bien mal compris. Il faut donc préciser leur signification.

L’acédie, c’est le dégoût pour les choses spirituelles ; ce dégoût provient de la tiédeur, de la tristesse ; l’acédie engendre l’ennui, l’ennui profond, pour la vie, pour Dieu.

L’ascèse désigne les exercices qui permettent un progrès spirituel.

Parler d’ascèse montre que le grand péril pour la vie chrétienne, c’est la médiocrité, la voie moyenne, l’à peu près.

Il faut relire ici la lettre de saint Jean à l’Eglise de Laodicée.

C’est une caractéristique de bien des vies contemporaines : on manque de passion, on se demande si de grands projets sont encore possibles.

Nous vivons dans des sociétés si complexes que les capacités d’action sont des plus réduites.

On dit que l’action des députés sur le budget de l’Etat ne serait que de 3%, les autres 97% se doivent d’être reconduits automatiquement.

Les temps sont gris, même si on rêve d’absolu.

La figure du désert apparaît souvent comme cela pour nous habitants des villes : le désert est moins le lieu du combat qu’il est d’abord dans la Bible, que le lieu idéal où l’on retrouve en paix avec soi-même.

Pourtant, même si nous rêvons d’absolu, nous nous contentons de petits bonheurs quotidiens, « la première gorgée de bière » de Philippe Delerm !

Voyez aussi comment bien des chansons de Mylène Farmer ne font que déplorer la médiocrité de la vie ; et ce sont des jeunes qui s’y reconnaissent.

Bien sûr, il ne s’agit pas de restaurer les anciennes formes ascétiques, souvent excessives, voire pathologiques, mais il faut réfléchir aux moyens que nous pouvons nous donner d’une vie exigeante et exaltante.

La véritable ascèse chrétienne, c’est de mener une « vie spirituelle », une vie avec Dieu et pour lui.

La « vie spirituelle » dans la grâce, c’est une participation active à la vie intime de Dieu lui-même.

Cela veut dire :

  • attendre l’éternité dans la foi, l’espérance et la charité ;
  • supporter les ténèbres de cette vie ;
  • ne pas se compromettre avec le monde ;
  • vivre d’après la prière de la Didachè : « Que passe le monde et que vienne la grâce ! »

Cette vie spirituelle est une grâce, mais elle l’est parce que, pour une large part, on la cultive par un travail quotidien très laborieux, parce qu’on prend la peine de veiller sur elle.

La vie spirituelle est bien un travail, un exercice méthodique et un développement conscient de la vie de foi, d’espérance et de charité en nous.

C’est bien en cela que la vie spirituelle est une ascèse.

Nous risquons sinon de n’être qu’un chrétien « correct », grâce à l’entourage, aux connaissances morales, au contexte dans lequel nous sommes.

Et parfois, le changement de l’encadrement, un déménagement, des modifications dans nos conditions de vie, verront l’effondrement de cette vie spirituelle non réellement choisie.

Mais ce peut être aussi l’occasion d’une prise de conscience, d’un sursaut : ce que je considérais comme un rocher n’était que du sable.

L’ascèse doit être chrétienne, c’est-à-dire qu’elle doit participer au caractère de scandale et de séparation au monde que présente le christianisme.

La signification propre de l’ascèse ne peut dont être perçue qu’à partir de l’essence du christianisme lui-même.

Elle est un comportement vertueux en vue de la perfection chrétienne qu’est la charité ; elle est au service de l’amour.

L’ascèse ne peut dont être définie en terme du seul renoncement.

Le « non » n’a pas de valeur en lui-même, il est au service d’un « oui » plus vrai et plus complet.

L’ascèse chrétienne ainsi comprise est véritablement une mort au monde. Mais, de ce fait, elle n’est rien d’autre que l’anticipation de la mort chrétienne, le consentement et l’entraînement à cette mort.

Dans la mort, tout ce qui subsiste de la réalité humaine est absolument mis en question par Dieu. L’homme s’y entend demander, de la manière la plus radicale, s’il veut bien se remettre à la disposition de qui le fait accéder à l’incompréhensibilité voilée et renoncer à lui-même, s’il veut bien que la croix du Christ lui fasse considérer le sacrifice total de toutes les « autres choses » comme un saut dans l’amour de Dieu.

Si elle est chrétienne, l’ascèse sera donc un élément interne à l’Eglise. L’Eglise est sacrement de l’altérité de Dieu ; sa mission n’est pas d’embellir ou de décorer le monde, d’en magnifier le cours de son histoire.

Chacun de nous doit sacrifier maintes choses qu’il n’y aurait pas péché à conserver, qui pourraient être pleines de sens, splendides, et épanouir son être ; et cela parce qu’il doit prendre fait et cause pour l’Eglise, parce qu’il doit être un exemple de vie pour le monde, lui montrant qu’il croit réellement à la vie éternelle, et que, au fond de lui-même, il n’appartient par au nombre des enfants de ce siècle, qui peut-être – pourquoi pas ? – ne sont pas insensibles  « aussi » à la promesse d’une autre vie dans l’au-delà.

Comment convaincre que ce que nous prêchons n’est pas une théorie sur le monde parmi d’autres, si nous ne vivons pas en fonction d’elle, et donc de Lui ?

Même si chaque forme de vie chrétienne entend des appels particuliers à l’ascèse (mariage, sacerdoce, vie consacrée, etc.) il y a des appels à l’ascèse qui sont communs à toute existence chrétienne :

  • La volonté d’une vie spirituelle authentique et personnelle ;
  • Persévérer dans la confiance sans borne en la grâce de Dieu ;
  • Croire en la toute puissance de la grâce contre toutes les résignations ;
  • Développer un regard spirituel sur l’Eglise et non politique ou fonctionnel ;
  • Nous maintenir dans un a priori de confiance vis-à-vis des autres ;
  • Nous maintenir dans une attitude de méfiance vis-à-vis de nous-mêmes, en tenant compte de notre aveuglement à notre propos, et non seulement des insuffisances de notre action ;
  • Développer nos capacités à accueillir ce que les autres disent à notre propos ;
  • Le courage et la volonté de solitude et de silence intérieur, sans chercher à se fuir soi-même.

 

  • Les lieux du combat : vivre la chasteté pour mieux aimer

Lucie Licheri et Jeannine Marroncle, La chasteté, Tout simplement, Editions de l’Atelier, 2001.

Ordinairement, la chasteté est comprise comme une privation, et elle semble réservée à quelques personnes, aux prêtres et aux consacrés. Elle est confondue avec la continence, et elle ne s’applique qu’à la sexualité. Elle est alors comprise comme une amputation de son humanité. Se consacrer à Dieu, ce serait donc marcher sur son corps.

Quant à la chasteté dans le mariage, c’est une régression, un retour au Moyen-Âge ; aujourd’hui, importe le plaisir et l’épanouissement sexuel.

  • Un regard sur notre humanité

La psychanalyse nous informe qu’une grande partie de nous-même nous échappe, il nous faut accepter que nous ne sommes pas transparents à nous-même. S’évanouit aussi le rêve d’une totale maîtrise de nos désirs et de nos actions.

Pourtant, il faut savoir que la sexualité reste marquée par la jouissance narcissique ordinaire. Toute rencontre est toujours marquée par ce désir inconscient de retrouver l’autre par lequel je peux me retrouver moi-même, au risque de supprimer la différence des sexes et celles de générations.

Toute vraie relation doit tenir ensemble la présence et la rupture.

Sans la différenciation, j’absorbe l’autre, je le nie, j’en fais ma chose.

Au contraire, la parole instaure une distance, une séparation, l’autre n’est pas moi ; parler, c’est d’adresser à…

La parole est le lieu de la chasteté, la parole reconnaît l’autre dans son altérité et s’adresse à lui. La parole devient le lieu symbolique de la rencontre.

Au contraire, voyez comment l’image peut être le lieu du manque de chasteté ; l’image donne l’illusion de voir les choses, de voir les autres, dans leur totalité, sans mystère, sans respect, sans « chasteté ».

Dans les premiers temps de la rencontre amoureuse, l’autre est idéalisé, il est bon comme la mère fusionnelle était bonne.

« La difficulté est de faire évoluer ce positif à outrance vers une ambivalence… Pour que soit dépassé cet épisode du tout ou rien, il faut que les partenaires s’engagent suffisamment dans un travail de deuil vis-à-vis de l’idéal…L’enjeu humain et spirituel consiste à développer une vraie capacité de se décentrer de soi pour considérer l’autre dans sa différence » p. 26.

Ceci se retrouve aussi dans la vie sociale, c’est l’oscillation entre le conformisme et la calomnie.

  • La chasteté, un appel adressé à tous

« Qui veut vraiment vivre la rencontre ne peut être un voyeur, ne peut se dire qu’il sait, ne peut vouloir à la place de l’autre. Il attend. Il respecte. Il fait silence pour accueillir. Il fait le vide en lui afin de pouvoir être surpris par ‘’le nouveau’’ qui s’exprime. Il n’anticipe pas… La chasteté est donc une manière de s’avancer vers l’autre sans protection. Expulsant la violence du non-dit, on se dispose à chercher, encore et encore » p. 34.

« Il s’agit d’apprendre à considérer l’autre dans son altérité, en allant au-delà de la tendance spontanée des pulsions infantiles, qui poussent à chercher le plaisir, quoi qu’en pense l’autre. Aimer l’autre dans son altérité, et faire de cet amour un point d’appui pour sa propre vie » p.35.

La chasteté marque notre relation à l’autre, mais aussi à nous-même, elle nous fait nous accepter sans imaginer une totale maîtrise sur nous-même. La chasteté a donc un lien fort avec l’humilité : l’humilité permet de reconnaître ses failles et de se tenir à sa juste place.

C’est accepter de ne pas rêver de transparence dans la relation, on ne peut tout dire de soi à soi et aux autres. C’est respecter le mystère qu’est chacun.

« Une relation chaste donne place à une parole échangée. Et la parole nous fait sortir du cercle clos de notre seule interprétation pour entendre ce que l’autre choisit de dire de lui-même.

La communication est facilitée par la médiation d’un élément tiers : le contenu dont nous parlons ; un centre d’intérêt commun qui sert de médiation entre l’autre et moi. La communication est possible lorsque nous sommes trois symboliquement – même s’il n’y a que deux interlocuteurs » p. 37.

La liturgie est ce tiers dans ma relation avec Dieu, la Bible, les gestes, les rites, les objets… l’amour du prochain, l’Eglise.

La chasteté, c’est accepter d’être homme ou femme. « La chasteté nous invite à trouver une harmonie entre ce que nous sommes en profondeur et l’allure que nous offrons au regard d’autrui » p. 39.

La chasteté, c’est jouir de tout le réel. C’est saisir ce réel comme différent de moi et prendre plaisir à la goûter.

« Qui recherche la chasteté, intègre peu à peu le plaisir dans sa vie, et recharge son énergie intérieure à ce contact simple avec les choses…

Être en capacité de savourer le goût de la vie, contribue à la construction de sa propre intériorité personnelle : j’apprends à me distinguer des choses qui me sont nécessaires pour vivre » p. 42.

L’ascèse me permet de me mettre à distance de ce que je savoure pour privilégier la rencontre de l’autre, l’ascèse est au service de la vie, par elle je ne suis pas écrasé par mes difficultés et je sais accueillir l’autre.

La chasteté vient alors à désigner une vie placée sous le signe de l’Alliance. L’Alliance étant un don de Dieu, ceci exprime que la chasteté est aussi un don, tout en étant une tâche à accomplir.

« Le choix mûri de la chasteté donne la première place au don de soi dans l’amour, à l’égalité profonde entre l’homme et la femme, à l’accueil de leur différence et au respect de la dignité de leur corps, où se joue un engagement de tout l’être »p. 45.

  • La chasteté dans la vie de couple

Il y a dans la chasteté quelque chose du travail de deuil, « parce qu’il s’agit d’une opération de détachement. Pour qu’une relation d’amour puisse durer, il lui faut la distance, tout le contraire de la fusion ou de l’amalgame » p. 57.

La crise amoureuse, traversée, permet de dépasser la fusion et l’illusion, et d’accueillir l’amour de l’autre tel qu’il se présente à moi, et non comme je veux qu’il m’aime.

« Il était tout pour moi, je ne peux vivre sans lui. » Non, l’autre n’est pas tout pour moi, et je ne suis pas tout pour lui. Entre lui et moi, il y a un manque que nul ne peut combler…

Quand le couple se forme, c’est une histoire sans parole, qui se vit dans la séduction, l’enchantement, la connivence. Quand le couple se construit réellement, et choisit de durer, à travers les crises, c’est une histoire avec parole » p. 58.

Entre parents et enfants, ce travail de deuil fait accepter la distance qui est celle de l’âge et celle des sexes.

« Se reconnaître dans la différence est une traversée du manque. La relation, quelle qu’elle soit, ne peut nous combler : elle oblige à « faire avec » les pertes et les retrouvailles, les distances et les coïncidences, les déceptions et les réconciliations » p. 61.

  • La chasteté dans la vie consacrée et dans la vie sacerdotale

Dans la vie religieuse, l’amour pour Dieu ou le Christ ne peut remplacer un époux auquel on a renoncé. La relation à Dieu et au Christ ne peut être d’ordre affectif et sexuel.

De même que le mariage ne peut rendre infidèle au Christ et à un véritable amour pour lui.

La relation au Christ n’est pas une relation à parité avec d’autres relations. « Le Christ transfigure plutôt toutes nos relations humaines en les traversant. Pour aimer le Christ, il faut aimer les autres, et je ne peux aimer les autres qu’en laissant le Christ transformer ma manière d’aimer » p. 69.

Le choix de la continence absolue n’est jamais dénué de motifs inconscients : impossibilité de parvenir à une vie sexuelle adulte, problèmes relationnels…

Elle peut aussi être idéalisée à l’excès.

« La continence devient franchement positive quand le sujet arrive à, une sublimation de ses pulsions sexuelles : elles sont alors orientées vers d’autres activités, personnellement et socialement valorisées. L’agressivité se transforme elle aussi en une juste combativité au service d’une cause noble. Mais il s’agit d’une transformation inconsciente, qui ne procède pas de décisions volontaires. L’équilibre psychosexuel se fait progressivement. Le signe en sera un sentiment intérieur de fécondité et de créativité » p. 73.

« Femmes et hommes dans la vie religieuse, bénéficiaires par choix de vie d’avantages sociaux et économiques qui nous mettent à l’abri, au moins en grande partie, de ce qui menace tant de familles de nos contemporains, comment faisons-nous de ces avantages des tremplins pour une solidarité concrète avec ceux auxquels la mission de notre institut nous envoie ? » p. 78.

La chasteté bien vécue libère le cœur pour aimer, pour accueillir des personnes, en demeurant libre affectivement, et plus apte à prodiguer de justes conseils.

  • La chasteté dans la vie quotidienne

Notre rapport au temps est souvent déséquilibré, nous sommes surchargés, il faut trouver des temps de pause qui permettent de reprendre souffle, et nous font voir les choses autrement. La chasteté sait prendre du recul, de la distance par rapport à son emploi du temps.

Dans le rapport à l’argent, il faut avoir conscience que « la sexualité fait système avec mon rapport au pouvoir, mon rapport à l’avoir, plus généralement avec tout ce qui prend de la place dans mon existence. Les dépenses inconsidérées manifestent, le plus souvent, une insécurité intime en quête de moyens de substitution…

La consommation a pour fonction de procurer un rang social : non pas l’utilité de l’objet consommé, mais l’apparence, l’image de soi qu’il donne aux autres » p. 90-91.

Donner régulièrement de l’argent à quelqu’un, ce peut aussi vouloir le maintenir dans sa dépendance. Cela peut procéder, au plan symbolique, d’une relation franchement sexualisée.

Il faut aussi prendre en compte la manière d’exercer le pouvoir.

La chasteté ne peut se vivre justement que si elle se développe sur un terrain vertueux, celui des vertus cardinales (cardo = pivot) : la tempérance, la force, la justice et la prudence.

 « Être chaste, c’est se vouloir pauvre, c’est-à-dire non ligoté, libre, et donc en capacité de relations conviviales, aimantes, solidaires » p. 100.

La manière de vivre la chasteté varie selon les âges de la vie.

« La maturité, c’est la capacité d’exister en face, dans quelque situation qu’on se trouve, et de se permettre d’échanger et de communiquer, de gérer les conflits. La chasteté est une vertu qui permet d’y parvenir. Mal ou point sont les individus, les couples, les communautés qui ont passé leur temps à vouloir les éviter, en s’écrasant dans le non-dit ou en manœuvrant et manipulant…

Vivre ensemble sans se perdre… c’est accepter qu’il y ait des frontières, des jardons secrets, une histoire passée, un fonctionnement psychique différent, une épaisseur, un mystère » p. 106.

  • Les lieux du combat : Le chemin de la pauvreté

Le Carême fait entendre l’appel à l’aumône, il appelle à estimer la pauvreté comme un chemin évangélique.

La pauvreté n’est pas un en soi, ses normes ne sont pas générales, elles sont fonction des lieux où nous vivons, des modes de vie de ceux qui nous entourent.

Il y a des formes de pauvreté qui peuvent être rebutantes pour ceux que nous rencontrons !

Cependant, ce qui importe c’est le sens de cette pauvreté, ce pour quoi nous choisissons de la pratiquer.

La pauvreté est d’abord manifestée dans l’Incarnation du Verbe de Dieu. C’est la kénose de celui qui riche qu’il était s’est fait pauvre par amour.

La pauvreté, c’est d’abord le refus d’idolâtrer ce qui n’est pas Dieu, de mettre son salut en dehors de Dieu.

Par sa pauvreté, Jésus montre que seul le Royaume a une valeur absolue.

  • 1 Co 7, 29-32 : « Le temps est court. Dès lors, que ceux qui achètent soient comme s’ils ne possédaient pas, que ceux qui tirent profit de ce monde soient comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. Car la figure de ce monde passe. »

Notre pauvreté doit révéler où se trouve notre véritable attachement, elle doit aussi nous libérer des faux attachements.

Etre pauvre, c’est accepter de s’en remettre à un autre, de s’en remettre au Père, tel Jésus qui se reçoit entièrement de son Père : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. »

C’est le pain quotidien que nous recevons de lui, notre propre vie, cette nourriture que nous ne thésaurisons pas, mais accueillons chaque jour dans des mains ouvertes.

La prière du Notre Père exprime cette attitude filiale de pauvreté spirituelle à l’égard du Père du ciel.

C’est une attitude de réceptivité, d’accueil, de non-suffisance, d’ouverture au don de Dieu, ce don qu’est par excellence son Esprit.

La pauvreté doit bien sûr s’incarner dans des formes de pauvreté matérielle, mais aussi et surtout dans notre rapport à la Parole que nous, chrétiens, avons à annoncer.

C’est une Parole, une vérité, que nous ne possédons pas, et qui doit nous posséder ; il y a comme un enjeu de chasteté dans notre rapport à la Parole.

  • Les lieux du combat : Le jeûne que Dieu préfère

Que signifie jeûner, faire pénitence, quand on est en proie à la détresse et à l’amertume, quand l’horizon humain est bouché de toute part, quand on ne mange pas à sa faim ?

C’est toute notre vie qui est sous le signe du jeûne : nous souffrons d’insatisfaction et d’insécurité ; surtout, nous souffrons de l’éloignement apparent de Dieu : Dieu nous est devenu lointain.

Qui ne connaît pas, ponctuellement, ou de manière plus forte, une lassitude du cœur : tant de problèmes sans réponse, tant de prières sans effet.

Cet éloignement de Dieu est un vrai purgatoire où les hommes d’Occident expient leurs abandons, mais où se forge peut-être leur maturité spirituelle de demain.

Ce qui se vit dans chacun, des peuples et des continents ne peuvent-ils le connaître, l’alternance de béatitudes et de nuits.

Ce purgatoire bouleverse le plus profond de nous mais peut nous rendre capable d’accueillir un Dieu toujours au-delà de nos conceptions et de nos attentes.

Comment réagissons-nous devant cela ? Comment nous comportons-nous lorsque Dieu est loin et que notre cœur est désorienté ?

Fuyons-nous dans l’évasion : nos affaires, mêmes nos dévotions, le divertissement, le péché, le désespoir orgueilleux…

Entendons une autre question, plus profonde : Quel est donc ce Dieu qui est loin ?

Ce n’est pas le Dieu vivant et vrai : il est toujours au-delà, il se dérobe.

Le Dieu qui s’est éloigné de nous, c’est un Dieu qui n’existe pas, un Dieu à nos mesures, une providence toute terrestre, une respectable idole.

S’il nous faut éprouver le désespoir de l’absence de ce faux Dieu, il nous faut avant tout grandir dans l’espérance dans le vrai Dieu.

Dans ce sens, Jean Delumeau pouvait écrire : « Dieu autrefois moins vivant qu’on ne l’a cru, est aujourd’hui moins mort qu’on ne le dit ».

Alors on réalise que Dieu est là, qu’il est tout près de nous de toi.

C’est l’expérience vécue par Jésus à Gethsémani : non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ; non pas le Dieu que je veux et que je crée, mais le Dieu qui me veut et qui me crée.

Il nous faut alors redire les paroles de Jésus : « Que ta volonté se fasse », dans la foi pure, sans attendre de « consolations ».

Le Carême est à vivre comme un exode, une démarche volontaire : des choix, un itinéraire, un objectif. En nous interrogeant sur les moyens nous nous donnons pour donner corps aux appels à la prière, au jeûne et à l’aumône.

Mais il faut aussi vivre le Carême est un exil, un départ non volontaire, un chemin de purification dont l’auteur est l’Esprit Saint.

S’il s’agit de faire son Carême, il s’agit tout autant, et peut-être davantage de recevoir le Carême.

  • La vérité du combat : triompher de l’Adversaire

Maurice GIULIANI, L’accueil du temps qui vient, Bayard, Christus, 2003

Se vaincre soi-même pour trouver Dieu        (p. 103-120)

Nous sommes divisés entre l’amour de Dieu et l’amour des personnes et des choses. Or, Dieu n’admet aucun partage, et puis, divisés, nous ne pouvons fixer un objectif à notre vie. Le combat de toute vie se joue dans notre cœur.

Il faut d’abord résister à l’Adversaire, ce qui suppose un triple effort :

  • Accepter la volonté de Dieu,

Accepter la volonté de Dieu ne se fait pas sans combats :

  • Combat contre une sensibilité qui donne à nos répugnances une acuité dont notre être entier peut se sentir submergé,
  • Combat pour maintenir vives nos forces contre la paresse et le découragement,
  • Combat pour maintenir la prière dans l’aridité, l’action dans l’échec, l’humilité dans le succès, le don de soi dans la solitude du cœur, la fermeté dans la décision prise.
  • L’accomplir sans autre motif qu’elle-même,

La foi ramène toute notre activité à Dieu seul, elle nous permet de ne pas nous laisser égarer par les humeurs et les impressions. « En période de désolation, ne jamais faire de changement, mais s’en tenir avec fermeté et constance aux décisions et à la détermination dans laquelle on était le jour qui a précédé » (318).

  • Se laisser conduire par l’Esprit qui s’empare de notre âme et en fait son instrument vivant.

L’obéissance à la volonté de Dieu est plus qu’une adhésion dans le présent, elle est une orientation de toute l’existence qui accepte de se mettre en route, et de se laisser guider dans un avenir qui n’est pas connu, et dont Dieu seul révélera la teneur.

A mesure que nous sommes plus attentifs à Dieu, le combat devient plus rude, parce que le combat est reconnu dans son véritable enjeu, un combat en nous de la grâce et du péché. Pourtant il devient le combat du Christ ressuscité, et se mène dans une confiance accrue.

L’étape suivante conduit à dépasser la seule attitude de résistance aux forces du mal pour prendre l’initiative de terrasser l’adversaire. Pour saint Ignace de Loyola, il s’agit d’« aller contre le sensible et contre l’amour charnel et mondain », c’est-à-dire acquérir la victoire sur soi-même en s’attaquant directement aux tendances que vicie l’amour-propre (p. 108).

Il faut dépasser ce qui nous paralyse, quitte à faire plus que raisonnable, mais ce sera l’occasion de passer outre nos blocages intérieurs. On rapporte que saint François-Xavier, pris de répulsion devant un pestiféré qu’il soigne à Venise, agit de la sorte : « Pensant plus à se vaincre lui-même qu’aux conséquences auxquelles il s’exposait », il amasse en ses mains le pus de la plaie et la porte à sa bouche (cité p. 109).

C’est par la violence faite à l’amour-propre qu’on s’en dégage plus aisément.

Saint Ignace invite à se porter à l’opposé du désir ou de l’inclination qui paralyse la liberté. Ainsi, dans la désolation, il fait donner un peu plus de temps à la prière. Si l’on est tenté de manger plus, que l’on mange moins (217).

L’enjeu est de se libérer des peurs qui nous paralysent dans le service de Dieu : peur de la pauvreté, peut de l’humiliation, peur de la prière, de l’urgence de l’Esprit, de nous sacrifier en perdant des valeurs qui comptaient pour nous.

Face à cela, il faut faire davantage que de tenir bon, il fait un engagement résolu.

Cependant, il ne s’agit pas de comprendre cela comme une conquête de soi, ce n’est pas une « école d’énergie ». La seule perspective, c’est de rendre l’âme capable « de s’approcher de son Créateur et Seigneur et de l’atteindre » et à « se disposer à recevoir les grâces et les dons de sa souveraine et divine Bonté » (20) Le seul but recherché est la soumission de l’âme à Dieu.

Tout ceci ne peut se vivre que dans la parfaite docilité à la grâce. Le combat ne peut se mener que dans l’obéissance.

« Dans la mesure où nous parvenons à régler notre effort de telle sorte qu’il ne porte jamais en deçà ni au-delà de la grâce qui nous est donnée, il s’accomplit dans la paix parce qu’il est pleinement en nous l’œuvre de Dieu…

Cette paix (…) exclut les raideurs et les replis dus à notre maladresse à nous gouverner nous-mêmes et aux faux pas qui nous font aller de notre propre gré contre les tendances qu’il n’est possible de vaincre que par la grâce » p. 119.

« C’est directement contre nos « affections désordonnées » que se livre le combat spirituel, afin de nous amener à rétablir en nous l’ordre qui soumet la « chair » à l’« esprit », et l’équilibre qui nous maintient dans l’attente de la motion divine. Si nous devons « nous vaincre nous-mêmes », c’est pour être capable de faire toujours ce que Dieu veut, avec des forces restaurées et unifiées, dans une liberté spirituelle qui est à la fois reçue de Dieu par grâce et conquise par notre action contre l’emprise du mal » p. 120.

  • L’arme du combat : Choisir le courage contre la résignation

Paul Tillich, Le courage d’être, Cerf, 1999.

  • Le courage au cœur de l’être et de l’existence

Le courage n’est pas qu’une seule qualité morale, existentielle, il a aussi une dimension ontologique ; en fait, le courage recouvre les différences dimensions de l’existence.

« Le courage, en tant qu’il qualifie une action humaine et qu’il en fait un sujet d’appréciation, est un concept éthique. Par contre, le courage, en tant qu’il désigne l’affirmation de soi universelle et essentielle d’un être, est un concept ontologique.

Le courage d’être est l’acte éthique par lequel l’être humain affirme son propre être en dépit des éléments de son existence qui sont en lutte avec son affirmation de soi essentielle » p. 4.

« Le courage d’être est le courage d’affirmer notre propre nature rationnelle en dépit de tout ce qui en nous s’oppose à l’union avec la nature rationnelle de l’être-même » p.11.

Le courage a donc à voir avec la relation ; c’est ce qui nous fait exister comme être de relation, mais en relation avec ce qui nous précède, d’où nous venons et vers qui nous allons. Le courage est ce choix par lequel je veux grandir.

  • L’angoisse et ses différentes formes

Si le courage est un concept ontologique, il faut alors reconnaître que le non-être est aussi au fondement de l’ontologie.

Si le courage c’est vouloir la vie, celle-ci peut aussi ne pas être voulue.

Il y a une ontologie du courage, et il y a une ontologie de l’angoisse, on est au-delà de la seule psychologie.

« L’angoisse est l’état dans lequel un être conscient de son possible non-être (…) l’angoisse est la conscience existentielle du non-être ; (… par là on) signifie que ce n’est pas une connaissance abstraite du non-être qui produit l’angoisse, mais la conscience que le non-être fait partie de notre être propre » p. 29.

Dans le domaine spirituel, l’angoisse prend la forme du doute, non le doute critique, le doute cartésien, mais le doute total (cf. Newman : « En matière de foi, mille questions ne font pas un doute ! »).

Le doute cesse d’être une interrogation méthodologique et devient un désespoir existentiel. Ce doute se fonde sur la séparation de l’être humain d’avec l’ensemble de la réalité, sur son manque de participation universelle, sur l’isolement de soi comme individu (cf. p. 39).

Une manière de vaincre ce doute, c’est le fanatisme ; mais celui-ci révèle l’angoisse qu’il était censé vaincre : il veut supprimer chez les autres ce qu’il n’arrive pas à supprimer chez lui (cf. la paille et la poutre).

Pourtant, le courage n’élimine pas l’angoisse (celle-ci est existentielle), mais le courage intègre (prend en lui-même) l’angoisse du non-être.

Le courage est affirmation de soi « en dépit de », c’est-à-dire en dépit du non-être.

Le courage résiste au désespoir en intégrant l’angoisse.

L’angoisse du destin et de la mort font naître une recherche heureuse de sécurité.

La civilisation humaine a ainsi pour but de procurer la sécurité devant les attaques du destin et de la mort.

Mais l’homme réalise cependant qu’aucune sécurité n’est absolue ni définitive, il ne peut jamais renoncer au courage.

Il y a chez l’homme une puissance de vie ; cette vitalité de l’homme fait que celui-ci est l’être qui a le plus de vie parmi tous les êtres.

Il peut transcender n’importe quelle situation donnée dans n’importe quelle direction, et cette possibilité le conduit à créer au-delà de lui-même.

  • Les différents modes du courage

L’affirmation de soi est constitutive de l’homme, cette affirmation n’est ni égoïsme, ni péché. Mais le soi n’est un soi que parce qu’il y a un monde, un univers structuré auquel il appartient et dont il est séparé en même temps.

Le courage c’est le courage d’être participant, de se reconnaître comme un être de participation.

La participation veut justement dire que l’on fait partie de quelque chose dont on est en même temps séparé.

Le courage d’être soi c’est donc le courage d’être participant.

C’est le non-être qui tend à séparer et à opposer ces deux dimensions du courage qui en fait sont unies.

La personne est elle-même par sa relation à d’autres personnes, c’est la communauté qui est le lieu de cette rencontre.

De même, la participation de l’homme à la nature est directe pour autant qu’il est une partie définie de cette nature par son existence temporelle.

C’est par la médiation, et uniquement par elle, qu’il peut y avoir participation au monde comme un tout et à chacune de ses parties.

Tout courage d’être, dans sa forme noble et authentique, possède, ouvertement ou non, une racine religieuse.

L’expérience religieuse est celle d’une rencontre personnelle avec Dieu, et le courage qui en résulte est le courage de la confiance en la réalité personnelle qui se révèle dans cette expérience ; cette relation est une communion personnelle avec la source du courage.

Le courage de la confiance, c’est le courage d’accepter d’être accepté en dépit de la conscience de la culpabilité.

Ce courage s’enracine dans la certitude personnelle, totale et immédiate du pardon divin.

C’est accepter d’être accepté quoique l’on soit inacceptable (cf. 1 Jn : « Dieu nous a aimés alors que nous étions encore pécheurs » ; Augustin : « Dieu ne nous aime pas parce que nous sommes aimables, il nous aime, et nous le devenons »).

Cela ne dépend d’aucune condition préalable, qu’elle soit morale, intellectuelle ou religieuse : ce n’est pas le bon, le sage et le pieux, à qui ce courage est possible, mais au pécheur et au malportant.

Il ne s’agit pas de nier la culpabilité, sinon on empêcherait d’intégrer celle-ci à son affirmation de soi.

L’acceptation par Dieu, expérimentée comme pardon ou comme acte justifiant, est la seule et ultime source d’un courage d’être qui soit capable d’intégrer l’angoisse de la culpabilité et de la condamnation.

Le contenu de cette foi, c’est le « Dieu au-dessus de Dieu ».

Le courage apparaît sous la forme d’une foi absolue qui dit Oui à l’être sans rien voir de concret qui pourrait être vainqueur du non-être dans le destin et la mort.

« Le courage d’être s’enracine dans le Dieu qui apparaît quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute » p. 149-150.

Dietrich BONHŒFFER

La grâce qui coûte, Introduction, Cerf

La grâce à bon marché est l’ennemie mortelle de notre Église. Actuellement, dans notre combat, il y va de la grâce qui coûte.

La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à liquider, le pardon au rabais, la consolation au rabais, le sacrement au rabais ; la grâce servant de magasin intarissable à l’Église, où des mains inconsidérées puisent pour distribuer sans hésitation ni limite ; la grâce non tarifée, la grâce qui ne coûte rien. Car on se dit que, selon la nature même de la grâce, la facture est d’avance et définitivement réglée. Sur la foi de cette facture acquittée, on peut tout avoir gratuitement. Les dépenses engagées sont infiniment grandes, par conséquent les possibilités d’utilisation et de dilapidation sont, elles aussi, infiniment grandes. D’ailleurs, que serait une grâce qui ne serait pas une grâce à bon marché ?

La grâce à bon marché c’est la grâce envisagée en tant que doctrine, en tant que principe, en tant que système ; c’est le pardon des péchés considéré comme une vérité universelle ; c’est l’amour de Dieu pris comme idée chrétienne de Dieu. L’affirmer, c’est posséder déjà le pardon de ses péchés.

L’Église de cette doctrine de la grâce est, d’ores et déjà, par elle, participante de la grâce. Dans cette Église le monde trouve, à bon marché, un voile pour couvrir ses péchés, péchés dont il ne se repent pas et dont, à plus forte raison, il ne désire pas se libérer. De ce fait, la grâce à bon marché est la négation de la Parole vivante de Dieu, la négation de l’incarnation de la Parole de Dieu.

La grâce à bon marché, c’est la justification du péché et non point du pécheur. Puisque la grâce fait tout toute seule, tout n’a qu’à rester comme avant. « Toutes nos œuvres sont vaines. Le monde reste monde et nous demeurons pécheurs « même avec la vie la meilleure ».

Que le chrétien vive donc dans le monde, qu’il soit en toutes choses semblable au monde, et qu’il ne s’avise surtout pas sous peine de tomber dans une hérésie illuministe – de mener sous la grâce une vie différente de celle qu’on mène sous le péché ! Qu’il se garde de s’en prendre à la grâce, de flétrir la grâce immense, la grâce à bon marché, et de réintroduire l’esclavage de la lettre par une tentative de vivre dans l’obéissance aux commandements de Jésus-Christ !  Le monde est justifié par grâce ; il faut donc (en raison du sérieux de cette grâce, pour ne pas résister à cette irremplaçable grâce !) que le chrétien vive comme le reste du monde !

Certes, il aimerait faire quelque chose d’extraordinaire; ne pas le faire – mais se voir au contraire obligé de vivre comme le monde – constitue sans nul doute un très pénible renonce ment. Pourtant il lui faut accomplir ce renoncement, se renier lui-même, ne pas se distinguer du monde par sa vie.  Il importe qu’il laisse la grâce être vraiment grâce, afin de ne pas détruire la foi qu’a le monde en cette grâce à bon marché. Toutefois, dans sa mondanité, dans ce renoncement nécessaire qu’il lui faut accepter pour l’amour du monde – bien plus : pour l’amour de la grâce ! – que le chrétien soit tranquille et assuré (securus) puisqu’il possède cette grâce qui fait tout toute seule. Un chrétien, donc, n’a pas à obéir à Jésus, il n’a qu’à mettre son espoir dans la grâce !

Ceci, c’est la grâce à bon marché, justification du péché mais non point justification du pécheur repentant, du pécheur qui abandonne son péché et fait demi-tour ; ce n’est pas le pardon des péchés, celui qui nous détache du péché. La grâce à bon marché, c’est la grâce que nous avons par nous-mêmes.

La grâce à bon marché, c’est la prédication du pardon sans repentance, c’est le baptême sans discipline ecclésiastique, c’est la sainte cène sans confession des péchés, c’est l’absolution sans confession personnelle. La grâce à bon marché, c’est la grâce que n’accompagne pas l’obéissance, la grâce sans la croix, la grâce abstraction faite de Jésus-Christ vivant et incarné.

La grâce qui coûte c’est le trésor caché dans le champ : à cause de lui, l’homme va et vend joyeusement tout ce qu’il a ; c’est la perle de grand prix : pour l’acquérir, le marchand abandonne tous ses biens ; c’est la royauté du Christ : à cause d’elle, l’homme s’arrache l’œil qui est pour lui une occasion de chute ; c’est l’appel de Jésus-Christ : l’entendant, le disciple abandonne ses filets et suit.

La grâce qui coûte, c’est l’évangile qu’il faut toujours chercher à nouveau; c’est le don pour lequel il faut prier, c’est la porte à laquelle il faut frapper.

Elle coûte, parce qu’elle appelle à l’obéissance ; elle est grâce parce qu’elle appelle à l’obéissance à Jésus-Christ; elle coûte, parce qu’elle est, pour l’homme, au prix de sa vie ; elle est grâce parce que, alors seulement, elle fait à l’homme cadeau de la vie ; elle coûte parce qu’elle condamne les péchés, elle est grâce parce qu’elle justifie le pécheur. La grâce coûte cher d’abord parce qu’elle a coûté cher à Dieu, parce qu’elle a coûté à Dieu la vie de son Fils – « Vous avez été acquis à un prix élevé » parce que ce qui coûte cher à Dieu ne peut être bon marché Pour nous. Elle est grâce d’abord parce que Dieu n’a pas trouvé que son fils fût trop cher pour notre vie, mais qu’il l’a donné pour nous. La grâce qui coûte, c’est l’incarnation de Dieu.

La grâce qui coûte, c’est la grâce en tant qu’elle est le sanctuaire de Dieu qu’il faut protéger du monde, qu’on n’a pas le droit de livrer aux chiens ; aussi est-elle grâce en tant que Parole vivante, Parole de Dieu qu’il prononce lui-même comme il lui plaît. Cette Parole nous atteint sous la forme d’un appel miséricordieux à suivre Jésus sur la voie de l’obéissance, elle se présente à l’esprit angoissé et au cœur abattu sous la forme d’une parole de pardon. La grâce coûte cher parce qu’elle contraint l’homme à se soumettre au joug de l’obéissance à Jésus-Christ, mais c’est une grâce que Jésus dise : « Mon joug est doux et mon fardeau léger. »

A deux reprises Pierre a entendu l’appel : « Suis-moi ! ». Ce fut la première et la dernière parole adressée par Jésus à son disciple (Marc 1, 17 ; Jean 21, 22). Toute sa vie se trouve comprise entre ces deux appels. La première fois, au bord du lac de Génézareth, Pierre avait, à l’appel de Jésus, abandonné ses filets, sa profession, et l’avait suivi sur parole. La dernière fois le ressuscité le rencontre à nouveau au bord du lac de Génézareth, exerçant son ancienne profession, et c’est encore une fois « Suis-moi ! ».

Entre les deux il y a toute une vie de disciple dans l’obéissance au Christ. Au centre se trouve la confession où Pierre reconnaît Jésus comme le Christ de Dieu. Par trois fois, au début, à la fin, et à Césarée de Philippe, Pierre s’est entendu annoncer la même chose : Christ est son Seigneur et son Dieu. C’est la même grâce du Christ qui l’appelle : « Suis-moi ! », et qui se révèle à lui dans la confession de sa foi au Fils de Dieu.

A trois reprises la grâce s’est arrêtée sur la route de Pierre, la grâce une, annoncée trois fois différemment; ainsi était-elle la grâce propre du Christ et non pas, certes, une grâce que le disciple se serait personnellement attribuée. Ce fut la même grâce du Christ qui triompha du disciple, l’amenant à tout abandonner à cause de l’obéissance, qui produisit en lui la confession, cette confession qui devait sembler blasphématoire au monde ; ce fut cette même grâce qui appela Pierre, l’infidèle, à entrer dans l’ultime communion, celle du martyre, lui pardonnant ainsi tous ses péchés. Grâce et obéissance sont, dans la vie de Pierre, indissolublement liées. Il avait reçu la grâce qui coûte.